Estelle Florence Gbénou : « Si en deux mandats un Président africain devrait laisser un héritage… »
Estelle Florence Gbénou
« Aux âmes bien nées, la valeur n’attend
point le nombre des années ». Cet adage se concrétise bien dans la vie de
Estelle Florence Gbénou, une jeune femme bénino-ukrainienne. Du haut de ses 29
printemps, elle tutoie les grands de ce monde. En 2015, Estelle Florence Gbénou
n’avait que 24 ans lorsqu’elle a été recrutée à la Mission de la République
centrafricaine auprès des Nations Unies à New York. Après cette expérience dans
les couloirs des Nations Unies, la jeune Béninoise a confirmé son talent et ses
compétences au sein de l’Union Africaine où elle a été consultante. Dynamique
dans le milieu des affaires, Estelle Gbénou a créé, en 2015, une société de
consulting en investissement qui lui a permis de conseiller des entreprises
chinoises, indiennes, italiennes dans des projets de développement au Niger, au
Burkina Faso, en Guinée Conakry et en Guinée Bissau.
Aujourd’hui, la jeune femme, s’investit dans le négoce du pétrole à Genève, et
prépare concomitamment une thèse de doctorat à l’Université Paris I Panthéon
Sorbonne, sur « Le droit pétrolier face aux enjeux de l’exploitation du
pétrole en Afrique centrale ». Parallèlement, Estelle Gbénou mène un combat
: celui de l’électrification de toute l’Afrique. Et pour ça, elle ne lésine pas
sur les moyens, même s’il faut y mettre ses fonds propres. Puisqu’elle est
persuadée que le développement économique de l’Afrique passera nécessairement
par la résolution du problème énergétique.
C’est donc à la découverte d’une amazone des temps modernes, une femme
battante, une militante engagée qu’Afrik.com vous conduit, à travers cet
entretien.
Afrik.com : Madame Estelle Gbénou, parlez-nous un peu de vous-même et de
vos actions en tant que militante de la cause énergétique
Estelle Gbénou : Je suis Estelle Florence Gbénou,
je suis Béninoise par mon père et Ukrainienne par ma mère. Actuellement, je
suis dans le négoce du pétrole à Genève, et en même temps, doctorante en droit
public à l’Université Paris I panthéon Sorbonne.
Je suis auteure de deux ouvrages sur le pétrole. Le premier, intitulé : Le
guide pratique des hydrocarbures dans le golfe de Guinée, est
destiné aux professionnels du droit avec l’essentiel à connaître sur les
intérêts fondamentaux des investisseurs et des Etats dans les contrats
pétroliers.
Comme vous le savez, le sous-sol africain regorge de ressources immenses telles
que le pétrole. La bonne gestion de la rente pétrolière est un enjeu majeur
pour le développement africain. Il y a un véritable écart
entre ce à quoi l’Afrique devrait ressembler avec toutes les
richesses qu’elle concentre, et ce à quoi elle ressemble en réalité. Il
y a un potentiel qu’on a beaucoup de mal à manifester.
La deuxième publication, Introduction à l’énergie, est un
petit ouvrage ludique destiné aux élèves de 13 à 17 ans des écoles
publiques d’Afrique francophone pour les sensibiliser sur les
questions d’énergie en général et sur les énergies renouvelables en
particulier. J’aime particulièrement ce deuxième ouvrage parce qu’il
s’adresse à un public de jeunes apprenants qui pourront créer des changements
dans leur communauté.
J’y ai intentionnellement développé certaines notions basiques
d’astrophysique sur l’énergie parce que dans les programmes scolaires des
écoles publiques d’Afrique francophone, on ne s’intéresse pas du tout à ce qui
se passe en dehors de notre planète. Ceci est une erreur du point de vue de la
culture générale des enfants, mais aussi une limitation à leur compréhension de
qui ils sont et d’où nous venons, en tant qu’espèce ; cela les empêche d’avoir
un aperçu des différentes doctrines en présence.
Avec le privilège d’être né sur la terre du berceau de l’humanité, qu’on soit
pauvre ou riche, femme ou homme, enfant ou vieux, chaque Africain a la
responsabilité de protéger la terre d’Afrique (l’environnement) et la
planète aussi dans l’absolu. À travers cet ouvrage, je milite dans ce
sens.
Comment assurez-vous la promotion de vos ouvrages en Afrique, surtout le
second ?
J’assure la promotion de mes ouvrages à travers mon site Internet : www.estellegbenou.com,
pendant les évènements de l’association et à travers des partenariats avec
d’autres associations. Le but c’est que mon second livre soit offert
gratuitement aux élèves des écoles publiques.
Vous avez également réalisé un documentaire sur la question de l’électrification,
qui couvre cinq pays, sur fonds propres. Parlez-nous-en.
En janvier 2020, j’ai écrit, produit et réalisé un documentaire sur la
question difficile de l’électrification en Afrique. Un voyage qui m’a emmenée
du Bénin en Ethiopie, en Tanzanie, en France et au Congo.
Le documentaire commence au Bénin, à Datinonko, un village non électrifié
de la commune de Tori-Bossito qui se trouve à 1 heure de route en voiture de la
capitale économique, Cotonou. Nous avons pu mesurer l’impact de l’absence
d’énergie sur des populations dites pauvres. Ma
première remarque, c’est que l’absence d’électricité est un
facteur qui fragilise d’avantage des populations déjà vulnérables.
Les infrastructures basiques sont présentes dans ce village : école,
représentation administrative, centre de santé. Cependant, sans électricité, il
y a des problèmes très importants comme l’insécurité la nuit, surtout dans le
sens de la protection des femmes et des jeunes filles qui doivent se déplacer
pour une raison ou une autre après 18 heures. Il y a une forte présence des
coutumes féminicides dans ces zones, les grossesses et mariages précoces,
l’excision. A tout cela s’ajoutent d’autres problèmes comme la forte fécondité
par femme qui contraste avec le manque de moyens pour s’occuper des enfants, le
fort taux d’abandon scolaire, le faible niveau scolaire parce que les enfants
doivent étudier à la bougie ou au lampion la nuit, pour ceux qui ont la chance
d’en avoir, les problèmes sanitaires et environnementaux dus à l’utilisation
anarchique du bois de feu pour la cuisine, etc.
Mon voyage a continué en Ethiopie, au cœur de la région Afar dont la
population, conservatrice musulmane, rejette le modernisme et vit isolée. Ce
territoire n’est pas électrifié. Les habitants sont des éleveurs nomades qui,
en 2020, vivent comme à l’époque de leurs ancêtres avec les mêmes pratiques.
Les mariages des filles de 13 ans sont toujours courants et très peu acceptent
que leurs enfants filles ou garçons soient scolarisés. Ces habitants vivent sur
des terres arides, dans des logements comme des cabanes avec un confort sommaire.
Pour se réchauffer la nuit, ils sont obligés d’allumer des feux de bois à
l’intérieur de leur chambre, avec toute la fumée et les risques cancérigènes.
J’en conclus que les populations qui sont sans électricité,
peu importe leur situation géographique en Afrique, ont les mêmes problèmes et
sont coupées de l’actualité et de la gestion de leur pays. Elles sont dans
un cycle ou les générations se succèdent avec très peu de réussite sociale.
Je ne fais pas l’apologie du modernisme, je dis juste que la lumière, la
présence de l’électricité est une nécessité peu importe le choix de vie de
chacun.
Pour des raisons de sécurité, de santé, d’éducation de réduction des inégalités
entre les plus pauvres et les plus riches, les Etats africains doivent pouvoir
assurer ce minimum à toutes leurs populations.
Pourquoi ce combat pour l’énergie ?
Je me suis engagée dans le combat pour l’énergie quand j’ai compris que le
développement de l’Afrique ne passera pas par l’exploitation des richesses
minières (pétrole, or, cuivre) mais par l’électrification à 100% du continent.
Lénine disait que le communisme, c’est l’électrification et les Soviets.
L’importance de l’énergie n’a échappé à aucune nation qui se développe.
D’ailleurs, la Seconde Guerre mondiale a pris fin parce que les vainqueurs
n’avaient plus de pétrole pour continuer le massacre. La société que nous
connaissons, notre monde actuel en est où là il est grâce au pétrole. Le
pétrole est, avec les autres sources d’énergie, le sang de notre société. Sans
énergie primaire, pas d’électricité, et pas d’économie ou de développement sans
électricité.
Actuellement, seuls 20 à 25% de l’ensemble de l’Afrique subsaharienne
sont électrifiés. Sachant que pour la plupart des pays de cette partie
du continent, ce sont seulement les grandes villes, ne concentrant qu’environ
15 à 20% de la population, qui sont électrifiées, tandis que tout le reste, des
millions d’habitants sont dans le noir.
Je comprends qu’être président de la République, c’est devoir arbitrer. Il
faut gérer peu de ressources, savoir les multiplier pour un jour satisfaire le
grand nombre. Selon moi, quand on est face à une multitude de problèmes, il
faut trouver ce problème particulier dont la résolution va solutionner les
autres problèmes. Pour moi si en deux mandats un Président africain
devrait laisser un héritage outre la paix, ce serait l’électrification à 100%
de son pays.
Justement, en tant que Béninoise, quelle appréciation faites-vous des
actions du Président Patrice Talon pour l’électrification du Bénin ?
Je dirai que le défi de l’électrification est toujours une réalité au Bénin
comme dans les autres pays d’Afrique subsaharienne. On ressent un soulagement
dans les villes parce qu’il y a moins de délestages qu’avant. Des travaux sont
en train d’être réalisés pour l’embellissement des villes du pays, le
raccordement des zones blanches et le renouvellement des installations.
J’espère que tous les Béninois pourront jouir d’une électrification à 100% à un
prix raisonnable.
Quand et comment avez-vous créé
l’association « Le droit à
l’énergie » ?
J’ai grandi au Bénin et mes parents y vivent toujours. Là-bas, ma maison se
situe à environ 15 minutes de la résidence du maire, en bordure de route (à
Abomey-Calavi). Au coucher du soleil, tout mon quartier et la route qui
débouche sur le domicile de l’autorité municipale, une artère principale, est
dans le noir total. Les lampadaires publics ne fonctionnent pas sur des
kilomètres. Le soir, j’avais peur de sortir pour faire de petites courses dans
le quartier, à cause de l’obscurité qui est source d’insécurité.
Être en ville et dans le noir en 2020 dans un pays africain me choque. Ceci,
sans parler des délestages et du coût exorbitant de l’électricité et du mauvais
service de la société de distribution électrique.
Mais en vérité, ce qui m’a conduite à créer l’association, c’est ce
sentiment que nos dirigeants ne voient pas les enjeux de l’électrification en
ce qui concerne la jeunesse africaine. L’Etat ne peut pas absorber
tous les étudiants qui sortent des universités, le secteur privé non
plus. L’emploi des jeunes est un véritable défi avec la démographie
croissante que nous avons en Afrique.
La seule solution viable pour les jeunes, c’est l’entreprenariat.
Aujourd’hui grâce à Internet et à la technologie, le jeune villageois peut
vendre son manioc à des clients en ville et se faire payer grâce à son
téléphone. Ainsi, il peut créer de la richesse et s’occuper lui-même de son
épanouissement, payer ses taxes et être un citoyen comme tout le monde. Comment
peut-il y arriver sans électricité ? Comment peut-il recharger simplement la
batterie de son téléphone ? Et sans accès à Internet dans sa région, comment
peut-il faire des transactions par son téléphone ? Ces obstacles, qui peuvent
sembler insurmontables pour les plus pauvres, sont un réel frein à
l’épanouissement de la jeunesse et favorisent l’exode rural.
Je considère que se battre pour l’électrification à 100% de l’Afrique est le
combat de chaque jeune pour notre propre avenir.
C’est pour cela que l’association « Le doit à l’énergie » est née en 2018 pour
continuer la réflexion sur ce problème jusqu’à ce qu’il disparaisse.
J’ai hâte de fêter la dissolution de mon association parce que notre combat
n’existera plus.
Depuis que vous êtes devenue une activiste de l’énergie, avez-vous le
sentiment que vos actions ont déjà eu un impact sensible sur le quotidien des
populations africaines ?
Depuis sa création, l’association a organisé deux conversations sur
l’énergie en Afrique pendant des sommets de niveau présidentiel. Nous avons
organisé la première conversation au siège des Nations Unies à New York,
pendant le sommet du CSW19, avec la participation de diplomates de 35 pays
africains, sous le haut parrainage de l’ambassadeur de la Gambie au sein des
Nations Unies. Nous avons eu la participation active de ministres et
représentants du Liberia, d’avocats, d’environnementalistes et d’acteurs du
secteur privé.
Notre deuxième conversation sur l’énergie en Afrique a eu lieu en marge du
sommet de l’Union Africaine, en 2019, à Niamey, sous le haut parrainage du
cabinet de la Première dame du Niger. Nous avons eu le privilège d’accueillir
des panélistes au niveau ministériel, des conseillers à la Présidence du Niger,
des intervenants venus de l’université Harvard aux Etats-Unis, des membres
d’institutions internationales sur l’énergie, qui ont présenté des
communications devant un public constitué d’étudiants nigériens en droit.
Cette rencontre entre les jeunes, les représentants de l’Etat et les acteurs
privés de l’énergie a permis un échange qui a été très fructueux pour toutes
les parties présentes.
Le but visé, c’est d’influencer ; c’est aussi de sensibiliser
les gouvernants aux besoins de la jeunesse. Nous pensons que nos cris sont pris
en compte sur ces questions, mais il faut impérativement continuer à en parler.
Un mot sur le barrage sur le Nil qui suscite des tensions entre l’Éthiopie
et l’Égypte ?
Lors de mon premier voyage en Egypte, ce qui m’a marquée quand j’ai posé
mes yeux sur le Nil, c’est toute la verdure, la biodiversité qu’il
abrite. On sent une certaine fertilité autour de ce cours d’eau.
Mes recherches sur les énergies m’ont amenée à la conclusion que la production
d’électricité doit se faire avec le respect de l’environnement. Il faut une
électrification à 100%, mais il faut produire une énergie propre, la seule
énergie propre c’est l’hydraulique.
Il y a déjà eu des guerres pour le contrôle de l’eau à travers l’histoire de
l’humanité. La question de la nécessité de ce barrage pour l’électrification de
la zone ne fait aucun doute. Cependant l’Egypte et l’Ethiopie n’étant pas au
même niveau de développement, le timing de mise en place du barrage et la
gestion du flux risquent d’être préjudiciables aux Egyptiens pendant un certain
moment. A mon avis, il faudrait chiffrer les préjudices que ce barrage
pourrait causer aux Egyptiens et trouver un système de compensation.
Cette impasse politique pourrait trouver une solution raisonnable avec la
volonté de toutes les parties en présence. Les millions d’Africains vivant sans
électricité le méritent.
A voir votre parcours depuis ces cinq dernières années, vous méritez
dignement de figurer sur la liste des femmes africaines leaders. Avez-vous des
ambitions politiques à la fin ?
Merci pour ce très beau compliment. Je crois sincèrement que la solidarité
est la seule manière de progresser en tant que groupe. Personne n’est à l’abri
du type de problèmes que cause l’absence d’électricité. Peu importe votre rang
social, si l’un de vos proches est victime d’un accident, qu’il doit subir en
urgence une opération à l’hôpital et qu’à la suite d’une coupure de
l’électricité intervenue au cours de l’opération, il meurt, c’est un
problème.
Les parents du village ou les amis de la ville qu’il faut constamment
soutenir financièrement parce qu’ils ne s’en sortent pas, c’est un
problème pour nous car, il s’agit de charges supplémentaires. Quand vous
êtes dans l’opulence et que vos voisins ont faim, vous n’êtes pas en sécurité
non plus, c’est un problème.
Fermer les yeux et ne pas s’occuper des problèmes en se disant que quelqu’un
finira par les résoudre n’est pas non plus une solution
Les premières victimes de l’absence d’électrification, c’est d’abord la jeunesse. Donc
il revient à la jeunesse de se battre pour bénéficier de l’électrification à
100%. S’intéresser au bien-être collectif, c’est aussi s’intéresser à
son propre bien-être. Il est nécessaire de s’intéresser à la gestion collective
et de s’éduquer sur les enjeux. J’incite tous les jeunes à s’intéresser à
la politique. Personnellement mon ambition, c’est de continuer à parler de
cette question jusqu’à totale résolution.
J’insiste sur la question. Avez-vous des ambitions politiques ?
Pour moi, tout le monde devrait faire la politique et avoir des ambitions
pour la politique de la nation. Après, si votre question c’est de savoir si
moi, Estelle Gbénou, je vais adhérer à un parti politique, aller à la quête de
postes politiques et exercer de la représentation, je vous répondrai que ce
n’est pas du tout dans mes projets présents ou futurs. J’aime beaucoup le
secteur privé et j’aime la dynamique de bonne coopération avec le secteur
publique pour le bien de l’économie nationale.
- Best Africa Mag
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